Le réseau militaire de voie de 60

Une locomotive Péchot au port d’Epinal en 1904. Lionel PRACHT

Le chemin de fer stratégique

Les fortifications sont approvisionnées grâce à des chemins stratégiques aménagés par le Génie. Ils sont utilisés par des chevaux ou des bœufs pour transporter le matériel comme des pièces d’artillerie qui pèsent plusieurs tonnes. Ce qui provoque rapidement dans les grandes places fortes, des difficultés de ravitaillement des ouvrages. Ces contraintes augmenteront avec la crise de l’obus torpille, qui va obliger à disperser l’artillerie lourde et les munitions des fortifications dans les intervalles des places fortes, dans des ouvrages de plus en plus nombreux. Le meilleur moyen de transport à cette période est le chemin de fer pour transporter de grandes quantités de matériel.

Le 19 avril 1881, le Comité examine le rapport d’une Commission mixte « Artillerie et Génie » qui avait été chargée par le Ministre d’étudier les perfectionnements à apporter au matériel Decauville pour en rendre l’emploi facile dans l’attaque et la défense des places. Il est d’avis d’adopter ce matériel avec les perfectionnements proposés par la Commission précitée. Le Ministre prescrit, en conséquence, de lui soumettre une instruction contenant les renseignements nécessaires aux places pour entreprendre les études destinées à fixer leur dotation en matériel Decauville, à voie de 0m50.

Pendant ces préparatifs, le capitaine Péchot présente un intéressant mémoire sur l’application du chemin de fer à voie réduite dans l’attaque des places. Ce mémoire, examiné à la séance du 27 février 1883, vaut une lettre de félicitations à son auteur et conduit à l’expérimentation du système de matériel de voie ferrée, du type Péchot. Dans une lettre préparée pour le Ministre par la Section technique de l’Artillerie, le 9 mars 1886, des renseignements sont donnés sur le chemin de fer à voie étroite de 0m60 système Péchot, qui va être essayé. Ce matériel est analogue au matériel Decauville, à voie de 0m50, réglementaire depuis 1881; mais il est plus perfectionné et établi en vue de permettre la circulation de véritables trains, remorqués par des locomotives. Après un essai préliminaire à la Direction de Versailles, il est essayé en grand à Toul, suivant un programme soumis, le 30 juin 1887, par la Section technique. Une note du 16 décembre 1887 (registre des lettres du Directeur de la Section technique) donne une description du chemin de fer à voie de 0m60 et fait ressortir les avantages de cette voie sur celle d’un mètre.

Ces avantages sont de se composer d’éléments portatifs, d’exiger beaucoup moins de terrassements, de ne pas gêner autant la circulation sur les routes suivies, de pouvoir se plier à des courbes de 20m (au lieu de 60m) et même de 7,63m avec la traction hippomobile. Après les essais de Toul, il est adopté, le 24 juillet 1888, malgré d’autres propositions provenant d’officiers du Génie (Général Loyre en 1886, Capitaine Galopin en 1888). Dans une lettre du 24 juin 1888, le Président du Comité en expose, comme il suit les raisons :

  • Quelle que soit la réserve faite au sujet de la voie de 1m, la Commission de révision de l’Instruction du 9 mai 1874 (sur l’organisation des nouveaux ouvrages de défense) a reconnu, à l’unanimité, qu’un chemin de fer à voie de 60 (système Péchot) satisfait à tous les besoins de la défense d’une grande place comme Toul.
  • En effet, la facilité d’installation et d’entretien, la légèreté du matériel de la voie et du matériel roulant, la possibilité de construire rapidement des embranchements de circonstance qui seront rendus nécessaires pendant les opérations de siège sont des avantages incontestables et incontestés.
  • Ce matériel s’adapte très bien à la traversée des localités, il a été étudié et construit en vue de répondre à toutes les exigences du Service des transports de l’Artillerie.
  • C’est un système complet dans toutes ses parties et prêt à être mis immédiatement en œuvre.

En conséquence, le Président du Comité propose de l’appliquer immédiatement à Verdun, Toul, Épinal et Belfort et de charger le Service de l’Artillerie de l’exécution des transports dans les places. La Dépêche du 24 juillet 1888 approuve cette manière de voir. Elle adopte la voie 60, charge le Génie de l’infrastructure des voies fixes et l’Artillerie de la superstructure, ainsi que de l’achat du matériel et de la construction totale des voies mobiles. Elle indique que les rayons ne devront pas être inférieurs à 20 mètres. Les pentes ne doivent pas dépasser 35 millimètres par mètre, sauf sur de tout petits parcours, où elles peuvent atteindre 40 à 50 millimètres, s’il doit en résulter une économie notable de construction. Les voies fixes doivent être solides pour permettre une vitesse moyenne de 12 à 15 km/h, sans dépasser celle de 20. Le système de voie mobile du type Péchot est à traverses dépendantes des rails.

En 1914, le réseau de voies de 60 atteindra par exemple, un développement pour ravitailler les ouvrages de la place d’Épinal de près de 120km de long.

La locomotive Péchot-Bourdon

Une des deux dernières locomotives Péchot-Boudon Baldwin venant de Serbie en novembre 2018 au musée des Invalides. VAUBOURG Julie

Le matériel du système Péchot est mis au point par le Capitaine Prosper Péchot et l’ingénieur chez Decauville, Charles Bourdon. Il devait s’adapter aux terrains difficiles pour ravitailler rapidement des ouvrages qui se situent très souvent sur des hauteurs.

La locomotive appelée Péchot-Bourdon est une machine à vapeur, d’un poids en charge de 12 tonnes, du type double Fairlie, avec un centre de gravité très bas. Elle possède une chaudière à deux foyers avec dôme central de vapeur, ce qui fait que le niveau d’eau, se trouvant dans la partie centrale varie peu, malgré la pente du terrain. Cette dernière repose sur deux trucks articulés à deux essieux chacun qui sont légèrement écartés, avec un empattement rigide réduit au minimum pour passer des courbes de 20m de rayon. Cette locomotive circule à une vitesse maximum de 20km/h et peut franchir une rampe pouvant aller jusqu’à 8%, elle est conduite par un chauffeur et un mécanicien qui se placent dans la cabine de part et d’autre du dôme central.

Locomotive Péchot-Bourdon modèle 1888
Poids à vide
En charge complète
Force en chevaux vapeur
Nombre de roues
Diamètre des cylindres
Diamètre des roues
Distance des essieux
Timbrage de la chaudière
Dimensions Hauteur Longueur Largeur
Consommation d’eau
Contenance soute à charbon
10 tonnes
12,3 tonnes
85
8
175mm
240mm
650mm
12kg
2m65 x 6m10 x 2m75
1000 litres/heure
500 kg
Caractéristiques de la locomotive Péchot-Bourdon modèle 1888

Les différents wagons

Une plate forme Péchot de force 8 tonnes au fort de Villey le Sec. VAUBOURG Julie

La machine tire des wagons du système Péchot qui reposent sur le principe des trucks, avec des bogies, comportant un système de balanciers compensateurs à 2, 3 ou 4 essieux.

Le modèle le plus courant est la plate-forme Péchot de 6 mètres de long qui pèse près de 3.3 tonnes. Elle possède deux bogies à deux essieux pour transporter au maximum 8 tonnes de matériel comme 2 affûts de canon de 155 L, 20 stères de bois, 5,5 tonnes de foin comprimé, 40 hommes assis, ou 84 caisses à poudre, etc.

Deux autres grandes plates-formes à deux bogies à deux essieux seront mises au point. La première équipée d’une citerne prismatique de 7m³ pour ravitailler en eau les ouvrages. La seconde, appelée affût truck Peigné Canet est armée d’un canon de 120 long ou d’un obusier de 155 court sur affût spécial pour renforcer rapidement la défense dans un secteur de la place.

Un wagon plus petit de 0.96 mètres de longueur est mis au point pour transporter 5 tonnes de matériel. Il est souvent utilisé par groupe de 2 wagons liés entre eux avec une barre d’écartement et deux supports pivotants pour transporter des pièces d’artillerie comme 4 tubes de canon de 155L ou encore un affût de 155L avec ses roues, son tube en position route et sa plate-forme de tir en bois, etc. Ce wagon peut être utilisé seul surtout à l’intérieur des ouvrages pour déplacer les munitions comme 50 obus de 155.

Wagon Péchot de 8 tonnes
Poids à vide
En charge complète
Nombre de roues/essieux
Hauteur du tablier au dessus du rail
Longueur Largeur
3,3 tonnes
8 tonnes
8 roues et 4 essieux
0m68
6m x 1m70
Wagon de 5 tonnes
En charge complète
Nombre de roues/essieux
Longueur Largeur
5 tonnes
4 roues et 2 essieux  
1m50 x 0m96
Wagon citerne
Nombre de roues/essieux
Capacité de la citerne
8 roues et 4 essieux
7m3
Caractéristiques des wagons

De 1888 à 1914, afin de faciliter le ravitaillement des places fortes de l’Est (Verdun, Toul, Épinal & Belfort) et de certains dépôts militaires, 62 locomotive Péchot-Bourdon sont produites. La première est fabriquée en 1888, par la Société métallurgique de Tubize pour les établissements Decauville. Les autres machines seront conçues par les sociétés Franco-Belge, Fives-Lille et Decauville.

Pendant la Première Guerre Mondiale, à partir de 1915, suite à l’occupation allemande du nord de la France, cette machine est produite aux États-Unis et en Ecosse. Près de 270 exemplaires nommés « Péchot-Bourdon Baldwin » seront fabriqués pour ravitailler le front, par les sociétés Baldwin aux USA et North British Locomotives en Ecosse.

Ces locomotives seront utilisées jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Elles circuleront aussi, sur certains réseaux ferroviaires de la ligne Maginot pour ravitailler les ouvrages depuis des dépôts de munitions.

Aujourd’hui, il ne reste plus de locomotive de place forte fabriquée avant la Grande Guerre, mais il subsiste deux locomotives Péchot-Bourdon Baldwin. L’une des machines est exposée au Musée de Dresde et la deuxième en Serbie, au musée ferroviaire de Pozega. Cette dernière a été prêtée à la France en novembre 2018 afin d’être exposée au musée des Invalides pour le Centenaire de la fin de la Grande Guerre.

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